"Au prolétariat..."

Puisque Gabriel Attal veut remettre cette affaire sur la table et comme nous devrons l'aborder en fin d'année, voici un texte de la plus grande importance pour en comprendre les tenants et les aboutissants. «MANIFESTE DU GROUPE SOCIALISTE PARLEMENTAIRE.

Au prolétariat,
Depuis que l’agitation se développe autour de l‘affaire Dreyfus, l'obscurité s'épaissit sans cesse et les hommes de bonne foi cherchent péniblement leur route. Avant fout, le prolétariat socialiste a besoin de clarté. Sur le fond même de l'affaire Dreyfus, nous n'avons pas qualité pour nous prononcer. Dans la société d'aujourd'hui où tant de forces s'exercent contre la vérité et le droit, il nous est impossible de reconnaître le principe, l’autorité de la chose jugée; mais nous n’avons aucune raison particulière de repousser ou de suspecter, au fond, les jugements particuliers rendus dans cette affaire. Avant-hier encore, nous soutenions de notre vote un ancien ministre de la guerre qui réclamait la production immédiate d’un document capable, selon lui, de confondre d’un coup les défenseurs de Dreyfus et d’établir la culpabilité de celui-ci.
C’est la majorité ministérielle, majorité de centre et de droite, qui s’'y est opposée. Pour nous, sans parti-pris sur le fond des choses, nous ne réclamons que Ia lumière.
Pourquoi donc l’affaire Dreyfus a-t-elle pris des proportions si vastes ? C’est qu’elle est devenue le champ de combat de deux fractions rivales de la classe bourgeoise, de deux clans bourgeois : les opportunistes et les cléricaux. Opportunistes et cléricaux sont d'accord pour duper et mater la démocratie. Ils sont d'accord pour tenir le peuple en tutelle, pour écraser les syndicats ouvriers, pour prolonger par tous les moyens le régime capitaliste et le salariat et pour assurer à une classe, privilégiée, la leur, l’exploitation effrénée du travail et du budget.
Mais ils se querellent pour le partage des bénéfices sociaux, et ils se disputent l'exploitation de la République et du peuple, comme ces clans barbares qui s'entendent pour piller et se battent ensuite autour du butin. L’affaire Dreyfus a fourni aux deux clans le prétexte du combat. D’un côté, les cléricaux, brusquement rapprochés du pouvoir par la trahison des républicains, tournent autour des places et des émoluments avec une convoitise aiguisée par quinze ans de jeûne. Ils voudraient exploiter la sentence de trahison rendue contre un juif pour disqualifier tous les juifs, et avec eux, tous les dissidents, protestants ou libres-penseurs. Ils écarteraient ainsi tous leurs rivaux des hautes fonctions administratives et judiciaires, des hauts emplois, des hauts grades, des hauts traitements, et la France serait livrée tout entière, comme une proie, à la bourgeoisie cléricale. Elle serait livrée aussi à cette noblesse chrétienne, famélique et décavée, qui courtise les juifs, parade à leurs tètes, danse à leurs bals, et, entre deux valses et deux emprunts, médite d'étrangler avec un nœud de corde sa dette et son créancier. Tous ces hommes, détournant les mots de leurs sens vraiment national, crient : « La France aux Français ! » Cela signifie pour eux : « La France à nous, et à nous seuls ! Toute la proie pour nos dents longues ! »
Voilà la tactique, voilà l’intérêt des cléricaux bourgeois. De l'autre côté, les capitalistes juifs, après tous les scandales qui les ont discrédités, ont besoin, pour garder leur part de butin, de se réhabiliter un peu. S'ils pouvaient dé montrer, à propos d’un des leurs, qu’il y a eu erreur judiciaire et violence du préjugé public, ils chercheraient, dans cette réhabilitation directe d'un individu de leur classe, et d'accord avec leurs alliés opportunistes, la réhabilitation indirecte de tout le groupe judaïsant et panamisant. Ils iraient laver à cette fontaine toutes les souillures d’Israël. Et de même que les cléricaux couvrent d'un beau zèle patriotique et national leurs misérables convoitises, les opportunistes et judaïsants s'essaient à une résurrection politique et morale en invoquant le droit sacré de la défense, les garanties légales dues à tout homme. Belles paroles et belle doctrine ! Certes, le prolétariat qui doit défendre à la fois ses hauts intérêts de classe et le patrimoine de la civilisation humaine qu’il gérera demain, ne doit pas être insensible à l'injustice, même si elle frappe un membre de la classe ennemie.
Non, il n’y est pas insensible. Mais il n’est pas dupe. Il sait que les mêmes hommes, les Yves Guyot, les Trarieux, qui invoquent aujourd'hui le droit humain, ont violé contre les salariés toutes les garanties légales qu’ils réclament pour Dreyfus. Il sait que, sous Trarieux, garde des sceaux, Calvignac a été rendu inéligible par un jugement annoncé par le préfet deux mois avant la sentence conforme des juges. Et quand nous entendons les opportunistes et les modérés protester aujourd’hui contre les périls du huis-clos, nous avons le droit de leur dire : « Ce huis-clos, funeste, en effet, et mortel à toute justice, vous-mêmes, dans les lois scélérates, vous l'avez organisé contre vos adversaires politiques et sociaux. Vous ne vous apercevez du péril que quand c’est un des vôtres qui est frappé. »
Et si nous leur disons cela, ce n’est pas pour nous dérober à notre devoir de justice et de protestation. Nous avons combattu contre le huis-clos des lois scélérates. Nous avons combattu contre le huis-clos diplomatique qui soustrait à la France la connaissance des engagements pris en son nom. Nous combattons de même et aussi rigoureusement le huis-clos militaire, suppression de toute garantie et de tout contrôle. Toujours fidèles à nous-mêmes, nous surtout, nous avons le droit de protester.»
Texte du manifeste du groupe socialiste (23 janvier 1898), signé par tous, Guesde et Jaurès compris.

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