Nantes au XIXe siècle
« Il n'est personne, a moins d'avoir étouffé tout sentiment de justice, qui n'ait dû être affligé en voyant l'énorme disproportion entre les joies et les peines de cette classe... On aimerait à voir quelques compensations à ses misères : le repos après le travail ; un service rendu après un service donné ; un sourire après un soupir ; des joies matérielles ou des joies d'amour-propre ; quelque chose enfin. Et cependant, à l'ouvrier dont nous parlons, rien de tout cela n'est donné en échange de son travail.
Vivre, pour lui, c'est ne pas mourir. Au delà du morceau de pain qui doit nourrir, lui et sa famille, au delà de la bouteille de vin qui doit lui ôter un instant la conscience de ses douleurs, il ne prétend à rien, il n'espère rien.
Si vous voulez savoir comment il se loge, allez par exemple à la rue des Fumiers, qui est presque exclusivement occupée par cette classe ; entrez, en baissant la tête, dans un de ces cloaques ouverts sur la rue et situés au-dessous de son niveau. Il faut être descendu dans ces allées où l'air est humide et froid comme une cave ; il faut avoir senti son pied glisser sur le sol malpropre et avoir craint de tomber dans cette fange, pour se faire une idée du sentiment pénible qu'on éprouve en entrant chez ces misérables ouvriers. De chaque côté de l'allée, et par conséquent au-dessous du sol, il y a une chambre sombre, grande, glacée, dont les murs suintent une eau sale ; recevant l'air par une espèce de fenêtre semi-circulaire qui a deux pieds dans sa plus grande élévation. Entrez, si l'odeur fétide qu'on y respire ne vous fait pas reculer. Prenez garde, car le sol inégal n'est ni pavé ni carrelé, ou au moins les carreaux sont recouverts d'une si grande épaisseur de crasse qu'on ne peut nullement les apercevoir. Et vous voyez ces trois ou quatre lits, mal soutenus et penchés, à cause que la ficelle, qui les fixe sur leurs supports vermoulus, n'a pas elle-même bien résisté. Une paillasse, une couverture formée de lambeaux frangés, rarement lavée, parce qu'elle est seule ; quelquefois des draps, quelquefois un oreiller, voilà le dedans du lit. Des armoires; on n'en a pas besoin dans ces maisons. Souvent un métier de tisserand et un rouet complètent l'ameublement... C'est là que, souvent sans feu l'hiver, sans soleil le jour, à !a clarté d'une chandelle de résine, le soir, des hommes travaillent pendant 14 heures pour un salaire de 15 à 20 sous.
Quoi que nous puissions dire de cette misérable fraction de la société, le détail de ses dépenses parlera plus haut : loyer, 25 francs ; blanchissage, 12 francs ; combustibles (bois et tourte), 35 francs ; lumière, 15 francs ; réparation de meubles détériorés, 3 francs ; déménagement au moins une fois par an, 2 francs ; chaussures, 12 francs ; habits (ils se vêtissent de vieux habits qu'on leur donne), 0; médecin-pharmacien, 0 (des sœurs de charité leur délivrent des médicaments sur bons de médecin) ; soit 104 francs. Il faut que 196 francs, complétant les 300 francs (salaire annuel), suffisent à la nourriture de 4 à 5 personnes, qui doivent consommer au minimum, en se privant beaucoup, pour 150 francs de pain. Ainsi il leur reste 46 francs pour acheter le sel, le beurre, les choux et les pommes de terre. Et si l'on songe que le cabaret absorbe encore une certaine somme... on comprendra... que l'existence de ces familles est affreuse.
Or, il arrive souvent à maints philanthropes, devisant entre le café et la liqueur de la misère du peuple et de ses causes, il leur arrive souvent d'accuser l'ivrognerie comme la cause principale. Nous pensons qu'on ne détruit une habitude mauvaise qu'en la remplaçant par une meilleure. Et nous le demandons, quelle distraction est à la disposition de l'ouvrier pour ses loisirs du dimanche ? Il lui reste la campagne l'été, et il ne s'en fait pas faute. Mais l'hiver ? Une chambre dans la rue des Fumiers ou ailleurs, avec des cris d'enfants, et avec la société d'une femme souvent aigrie par la misère, ou... le cabaret...
Les enfants de cette classe, jusqu'au jour où ils peuvent, moyennant un travail pénible et abrutissant, augmenter de quelques liards la richesse de leurs familles, passent leur vie dans la boue des ruisseaux. Ce sont eux qui font peine à voir, pâles, bouffis, étiolés, avec leurs yeux rouges et chassieux, comme une autre nature, auprès de ces jolis enfants si roses, si sveltes, qui folâtrent sur le Cours Henri IV. C'est que, voyez-vous, il s'est fait une épuration ; les fruits les plus vivants se sont développés ; mais beaucoup sont tombés sous l'arbre. Après vingt ans, on est vigoureux ou l'on est mort. De fait, les ouvriers de cette classe n'élèvent pas, en moyenne, le quart de leurs enfants.
Parmi les maladies des tisserands qui composent en grande partie cette dernière classe, les plus communes sont les catarrhes et les phtisies pulmonaires, les rhumatismes chroniques, les névralgies, et peut-être plus particulièrement la névralgie faciale, l'angine, l'ophtalmie. Les enfants, sans parler des scrofules qui se présentent chez eux avec les formes les plus hideuses, sont décimés, dès leur première enfance, par deux maladies que le manque de soins rend chez eux bien souvent funestes : le catarrhe pulmonaire pendant les froids d'hiver, et surtout l'été et au commencement de l'automne, la diarrhée, liée souvent au carreau....
Cependant, le prolétaire rentre dans sa misérable chambre où le vent siffle à travers les fentes ; et après avoir sué au travail après une journée de 14 heures, il ne changeait pas de linge en rentrant parce qu'il n'en avait pas. »
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