...qu’est-ce que l’agnosticisme, sinon un matérialisme...

 «En fait, qu’est-ce que l’agnosticisme, sinon un matérialisme « qui n’ose pas dire son nom »  ? La conception de la nature qu’a l’agnostique est de part en part matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et exclut absolument l’intervention d’une action extérieure. Mais, ajoute-t-il, nous n’avons aucun moyen d’affirmer ou de nier l’existence de quelque Être suprême au-delà de l’univers connu. Cette attitude pouvait encore se justifier à l’époque où Laplace répondait fièrement à Napoléon, qui lui demandait pourquoi, dans sa Mécanique céleste, il n’avait pas même mentionné le créateur : « Je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » Mais aujourd’hui, dans la conception que nous avons d’un univers en évolution, il n’y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur ; et parler d’un Être suprême exclu de tout l’univers existant, implique une contradiction dans les termes et me semble par surcroît une injure gratuite aux sentiments des croyants.

Notre agnostique admet aussi que toute notre connaissance est basée sur les informations fournies par les sens. Mais il s’empresse d’ajouter : « Comment savoir si nos sens nous fournissent des images exactes des objets perçus par leur intermédiaire ? » Et il se met en devoir de nous indiquer que, quand il parle d’objets ou de leurs qualités, il n’entend pas en réalité ces objets et ces qualités dont on ne peut rien savoir de certain, mais simplement les impressions qu’ils ont produites sur ses sens. Voilà certes une façon de voir sur laquelle il semble incontestablement difficile d’avoir prise par la simple argumentation. Mais avant l’argumentation était l’action. Im Anfang war die Tat. Et l’action humaine avait résolu la difficulté bien avant que la subtilité humaine l’eût inventée. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange. Dès l’instant où nous employons ces objets à notre propre usage d’après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l’exactitude ou l’inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions étaient fausses, notre appréciation de l’usage qu’on peut faire de l’objet doit aussi être fausse et notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l’objet correspond à la représentation que nous en avons, qu’il donne ce que nous attendions de son usage, c’est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l’objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès ; nous nous apercevons que la perception sur laquelle se fondait notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète et superficielle, ou bien avait été rattachée aux résultats d’autres perceptions d’une façon qu’elles ne justifiaient pas, — ce que nous appelons une erreur de raisonnement. Tant que nous prenons soin d’éduquer et d’utiliser correctement nos sens et de contenir notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, nous nous apercevrons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. Jusqu’ici il n’y a pas un seul exemple qui nous ait amenés à conclure que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur, qui soient, par leur nature même, en désaccord avec la réalité ou qu’il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensibles que nous en avons.»

Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique.

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