Pétrarque à Cola di Rienzo

 VII, 7

À Cola, tribun de Rome, indignation mêlée de prières

à propos du changement survenu à sa renommée

[1] Tu as fait en sorte, je l’avoue, qu’à notre époque je reprenne souvent et avec grand plaisir ces paroles que Cicéron fait dire à l’Africain : « Qu’est-ce encore que ces sons à la fois si forts et si doux qui remplissent mes oreilles ? »1. Et, au moment où ton nom était si illustre, que pouvait-on dire de plus à propos quand on recevait des nouvelles si nombreuses et si heureuses de tes exploits ? Et avec quelle ardeur je l’ai fait, c’est ce que montre l’exhortation2 que je t’ai adressée, dans laquelle je multipliais les encouragements et les louanges. [2] Ne va pas, je t’en prie, te mettre dans la situation de me faire dire : « Quel est ce fracas si fort et si funeste, qui blesse mes oreilles ? » ; prends garde, je t’en supplie, d’enlaidir de tes propres mains la si belle apparence de ta renommée. Personne, sauf toi, ne peut ébranler les fondations de ton œuvre. Toi seul peux détruire ce que tu as établi solidement : c’est l’architecte qui habituellement peut le mieux démolir ses propres constructions. [3] Tu connais la route par laquelle tu es monté vers la gloire ; si on fait un pas en arrière, on est alors forcé à descendre, et la descente est naturellement plus facile, car son accès est très aisé et ce n’est pas seulement aux Enfers que s’applique ce que dit le poète :


La descente à l’Averne est facile3.


[4] La seule différence qu’il y ait entre notre vie d’ici-bas et leur misère sans espoir est celle-ci : tant que nous sommes ici, nous tombons et nous nous relevons, nous descendons et nous montons ; de là, au contraire, aucun retour possible. Qu’y a-t-il de plus sot que de se laisser tomber avec l’espoir de se relever, quand on peut rester debout ? Toujours plus périlleuse est la chute qui se fait de haut4 ; et qu’y a-t-il, je te le demande, de plus haut que la vertu et la gloire, au sommet desquelles tu avais réussi à t’établir alors que notre époque ne peut l’atteindre ? Tu étais parvenu au sommet avec tant de rapidité et en suivant une voie si inhabituelle, que je ne sais à qui d’autre la chute pourrait être plus à redouter. [5] Il te faut bien fixer le pied pour te tenir ferme et ne pas offrir un spectacle risible pour tes ennemis, douloureux pour tes amis. Ce n’est pas sans effort que peut s’acquérir et se conserver un grand nom :


Il en coûte beaucoup pour maintenir une grande renommée5.


[6] Laisse-moi te citer un de mes vers, qui m’a tellement plu que je n’ai pas rougi de le faire passer d’une de mes lettres à mon Africa ; évite-moi aussi la pénible nécessité de transformer en satire une œuvre lyrique composée à ta louange et à laquelle — ma plume m’en est témoin6 — j’avais mis tous mes soins. [7] Et ne va pas penser que c’est par hasard que je suis tombé sur ce sujet ou que je parle sans motif. Après mon départ de la Curie, me sont parvenues des lettres de quelques amis7, dans lesquelles ils m’ont rapporté sur ton comportement des nouvelles discordantes et bien différentes des premières : tu n’aimes plus le peuple, comme c’était ton habitude, mais la partie la pire du peuple8 ; tu lui obéis, tu l’entoures de tes soins, tu l’admires. Que dire sinon ce qu’a dit Brutus dans une lettre adressée à Cicéron : « J’ai honte de ta condition et de ta fortune »9. [8] Donc, le monde te verra, toi qui étais le guide des gens de bien, devenu le serviteur des méchants ? Est-ce ainsi que subitement les astres ont changé pour nous, que la divinité nous est devenue hostile ? Où est maintenant ton génie salutaire, où est, pour parler plus communément, ton esprit qui te conseillait les bonnes œuvres et avec lequel, pensait-on, tu conversais régulièrement10 ? Il ne semblait pas en effet qu’un homme pût accomplir autrement de si grandes actions.


[9] Mais pourquoi me tourmenter ? Tout se déroulera comme la loi éternelle l’a décidé ; je ne peux le changer, je peux le fuir. Tu m’as donc délivré d’une tâche qui n’était pas petite : je me hâtais vers toi plein d’enthousiasme, je change de direction11, car je ne veux pas te voir différent de ce que tu étais. Toi aussi, Rome, je te fais un long adieu12. Si ces nouvelles sont vraies, je préfère me rendre plutôt chez les Indiens ou les Garamantes13. [10] Mais sont-elles vraies ? ô, fin si différente de son commencement ! ô, mes trop délicates oreilles ! Elles s’étaient accoutumées à de grandes nouvelles, elles ne peuvent supporter celles-ci. Mais elles peuvent être fausses ces nouvelles dont je parle, et puissent-elles l’être ! Jamais je ne me serai trompé avec autant de plaisir. Grande est auprès de moi l’autorité de celui qui me les a écrites14, mais plusieurs indices éveillent en moi le soupçon — et il n’est pas petit — qu’il est animé d’une certaine envie, due à la générosité ou à l’animosité, je ne saurais le dire. [11] Donc, même si la douleur me pousse à t’en dire davantage, je vais retenir mon élan cependant, ce que je ne pourrais certainement pas faire, si l’incrédulité n’apaisait mon inquiétude. Que Dieu soit favorable aux événements et leur donne une tournure plus heureuse que celle dont il est question, et qu’il fasse que, de mes deux amis, l’un me blesse par son mensonge plutôt que l’autre par sa conduite impie et scandaleuse ; c’est que, si une habitude tout à fait mauvaise a fait du mensonge un péché que l’on rencontre partout et à chaque jour, aucune licence, aucune habitude, aucune liberté à commettre le crime ne peut excuser celui qui trahit sa patrie. [12] Il est donc préférable que mon ami par son mensonge m’attriste durant quelques jours plutôt que ce soit toi qui m’attristes pour toute ma vie en trahissant ta patrie. Si mon ami a péché en paroles, c’est en paroles qu’il se disculpera, mais, si ton crime s’avère vrai — et j’espère que c’est une invention —, par quels moyens pourrais-tu espérer l’expier et l’effacer ? [13] Immortel est l’honneur, immortelle l’infamie. Donc — et c’est ce que je ne peux imaginer — si tu ne penses pas à ta réputation, pense au moins à la mienne ; tu sais quelle tempête me menace, quelle foule de gens se conjureront contre moi pour me faire des reproches, si tu commences à trébucher.


Ainsi donc, tandis qu’il en est temps15,


comme le dit le jeune homme dans Térence :


Réfléchis encore et encore16 ;


regarde avec extrêmement d’attention ce que tu fais, je t’en prie, examine-toi avec pénétration, vois — et ne t’induis pas en erreur — qui tu es, qui tu as été, d’où tu viens, où tu vas, jusqu’où sans offenser la liberté il t’est permis d’avancer, de quel rôle tu t’es chargé, quel nom tu as assumé17, quel espoir tu as fait naître, quel programme tu as annoncé : tu verras que tu n’es pas le maître de l’État, mais son serviteur18.


Gênes, le 29 novembre.

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